commentaire de Dom Delatte
Le Seigneur, accompagné des apôtres et des disciples, monte vers Jérusalem : peut-être approche-t-il déjà de Jéricho. Saint Marc nous donne de précieux détails sur l’allure et les dispositions de la caravane. Les apôtres n’avancent qu’avec inquiétude ; ils ont l’impression d’un malheur qui les menace et n’ignorent pas l’hostilité grandissante des pharisiens. Deux fois déjà, après la confession de Césarée et après la Transfiguration, leur Maître les avait avertis du sort qui l’attendait : mais leur cœur n’a pas voulu comprendre. Pourtant, ils se rendent vaguement compte que l’heure devient tragique. Le Seigneur marchait devant eux, résolument, comme pour les entraîner ; et cet empressement leur semblait tout à fait extraordinaire. N’était-ce pas commettre une inexplicable imprudence (cf. Io 11, 8) ? Sans doute les apôtres s’entretenaient du péril avec les autres pèlerins ; ceux qui les accompagnaient ne marchaient, eux aussi, qu’en tremblant.
À un moment, le Seigneur tira de nouveau les Douze à l’écart ; et pour les éclairer, pour les rassurer aussi, il leur prédit, plus nettement, avec plus de détails, ses souffrances, sa mort, sa résurrection. «Voici, leur dit-il, que nous montons à Jérusalem et que tout ce que les prophètes ont écrit du Fils de l’homme s’accomplira. Il sera livré aux princes des prêtres, aux scribes et aux anciens. Le Sanhédrin le condamnera à mort, puis le livrera aux gentils. On se moquera de lui, il sera couvert de crachats, outragé de toutes manières, flagellé, enfin mis à mort par le supplice de la croix. Et le troisième jour, il ressuscitera. » Mais cette fois encore, les apôtres furent déconcertés. Ils ne comprirent rien de tout cela, dit nettement saint Luc ; c’était pour eux chose mystérieuse, dont ils n’avaient pas l’intelligence (Mc 8, 32 ; 9, 9, 31 ; Lc 9, 45 ; 24, 44-46.).
Au cours de ce dernier voyage vers Jérusalem, plusieurs se persuadaient que la manifestation du Royaume de Dieu était imminente (Lc 19, 11). Aussi est-ce l’heure où l’ambition de quelques-uns s’éveille de nouveau. Déjà, les apôtres avaient discuté entre eux sur la préséance et demandé au Seigneur : Quis, putas, maior est in regno cælorum ? (Mt 18, 1 sq.) Mais ce n’était là encore qu’une recherche curieuse, ou simplement théorique ; elle n’avait rien amené, si ce n’est le triomphe du petit enfant, déclaré l’exemplaire de tous ceux qui veulent entrer au Royaume des cieux. Mais ici, la tentative est plus pratique. La situation de Jacques et de Jean, fils de Zébédée et de Salomé, était considérable dans le collège apostolique. Le Seigneur les avait distingués ; ils étaient déjà de ses familiers les plus intimes. Néanmoins ils souhaitent quelque chose de mieux encore et, de concert avec leur mère, combinent une double démarche auprès du Seigneur. Salomé commencera ; les fils viendront ensuite. Saint Ambroise a commenté avec une indulgence infinie cette requête maternelle et fait valoir tous les titres qu’elle avait à être exaucée : « C’est bien une mère : sa sollicitude pour l’honneur de ses fils lui inspire des désirs dont la mesure est exagérée, sans doute, mais digne d’indulgence. Et c’est une mère avancée en âge, soucieuse des choses de Dieu, privée de secours. À ce moment où elle aurait dû recevoir de ses fils en pleine force d’âge assistance et soutien, elle consent à leur éloignement et préfère à son propre bien-être la récompense qui leur reviendra, à eux, pour avoir suivi le Christ. » (De fide, L. 5, ch. 2) Il existait même un motif de plus : sans parler de la parenté de Salomé avec le Seigneur, qui est discutée, il faut remarquer qu’elle était du nombre de ces saintes femmes qui avaient quitté leur foyer et leur patrie pour accompagner Jésus (Mt 27, 55-56).
Elle s’y prend habilement. Elle aborde le Seigneur avec la révérence convenable, et sans livrer aussitôt le motif de sa démarche. Peut-être espère-t-elle que Jésus, dans un mouvement d’affection reconnaissante, lui accordera d’avance tout ce qu’elle pourra solliciter. Mais le Seigneur interroge prudemment : « Que désirez-vous ? » — « Dites, répond la mère, car vous n’avez qu’un mot à prononcer, vous qui êtes roi d’Israël et qui avez tout pouvoir ; dites que, de mes deux fils, l’un sera assis à votre droite, l’autre à votre gauche, dans votre Royaume. » Ce n’était, semblait-il, que réclamer ce que le Seigneur avait promis spontanément naguère : Sedebitis et vos super sedes duodecim, iudicantes duodecim tribus Israhel. Mais alors, saint Pierre n’avait eu souci que de l’honneur commun à tous les apôtres : Ecce nos reliquimus omnia… quid ergo erit nobis ? Nul privilège n’ayant été réservé à aucun, les deux places d’honneur ne pouvaient-elles appartenir aux deux frères, Jacques et Jean ?
Et les deux disciples s’approchent à leur tour, sans doute à peu de temps de là. Leur procédé est moins discret que celui de leur mère, et leurs paroles ressemblent à une mise en demeure respectueuse encore : « Maître, nous voulons que vous fassiez pour nous ce que nous vous demanderons. » On devine qu’ils sont très assurés de l’affection de leur Maître : ils se donnent le droit de solliciter une faveur et insistent pour que le Seigneur consente avant même de savoir ce dont il s’agit. « Que voulez-vous que je fasse pour vous ? » dit Jésus. — « Accordez-nous d’être assis, l’un à votre droite et l’autre à votre gauche, dans votre gloire. » Leur âme se trahit dans leur requête : ils ont la foi, et croient à la parole du Seigneur, à sa gloire de demain, à la place qu’ils occuperont dans le Royaume. Et c’est vraiment un acte de foi, car enfin les apparences sont contraires, et leur seule garantie repose dans la promesse du Seigneur. Mais cette foi est mêlée d’ambition et d’égoïsme, de jalousie et de rivalité. Et Jésus leur répond : Vous ne savez pas ce que vous demandez. Vous ne songez qu’à une gloire personnelle ; vous ignorez à quel prix la vraie gloire s’achète et de qui on l’obtient. Vous n’avez pas encore compris le nœud divin qui soude la gloire à la souffrance. Ce n’est pas à la gloire que nous allons aujourd’hui. Pouvez-vous boire au calice où je boirai, partager le baptême qui sera le mien ? C’est de quoi il est question maintenant. — Et sans hésiter, les deux frères, l’âme enivrée, entraînés sans doute par leur désir de préséance, mais aussi par leur charité, répondent : Possumus ! Nous le pouvons, oui, Seigneur !
C’est bien, dit Jésus. Vous boirez l’un et l’autre à mon calice, vous serez baptisés de mon baptême. Sur ce point, vous serez exaucés. Mais être assis à ma droite et à ma gauche, dans le Royaume des cieux, cela appartient à un ordre de dispositions providentielles que le Fils de l’homme doit respecter. L’affection, la parenté, des considérations ou des insistances humaines n’ont pas à intervenir ici. Celui qui, à l’âge de douze ans, rappelait à sa Mère elle-même qu’il se devait aux œuvres de son Père ; celui qui, à l’âge de trente ans, écartait doucement une demande de sa Mère, la demande d’un miracle de charité, en remarquant que son heure n’était pas venue encore, ce même Fils de l’homme rappelle une fois de plus qu’il existe un ensemble de dispositions divines, de préférences gracieuses et souveraines, concertées entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit, formant la trame profonde de l’histoire, et devant lequel toute volonté créée doit s’incliner. « Ce n’est pas à moi à vous réserver telle ou telle place dans la gloire ; elles appartiendront à ceux pour qui mon Père les a préparées. » La réponse du Seigneur n’a pas pour dessein d’attribuer à Dieu son Père des décrets auxquels il n’aurait, lui, aucune part ; le Fils de Dieu, même comme homme, les connaît, mais sa volonté humaine, unie parfaitement à la volonté divine, ne peut ni ne veut intervenir dans un système dont le cadre est fixé par Dieu.
La motion introduite par Jacques et Jean était si inopportune, par un côté même si téméraire, alors que le Seigneur avait traité les deux frères en privilégiés, que les dix apôtres, témoins de l’incident ou bientôt renseignés, s’indignèrent et de la tentative et du procédé. Le Seigneur dut intervenir pour les calmer. Il mit fin à cette scène pénible en rappelant aux Douze en quoi consiste la vraie grandeur dans l’ordre surnaturel, et selon quelles conditions toute puissance spirituelle se doit exercer. Cet enseignement a été donné déjà (Mc 9, 34) ; il faudra le redire encore pendant la dernière Cène. Le Seigneur appelle auprès de lui tous les apôtres et institue un contraste entre les procédés de l’autorité religieuse et ceux de l’autorité du siècle. « Vous savez, dit-il, que les princes des nations les gouvernent de haut, avec empire, et que les grands considèrent les peuples comme leur bien, leur propriété : eux sont maîtres, et les autres sujets. Il n’en doit pas être ainsi parmi vous. » L’expression de saint Marc : qui videntur principari ne prétend contester ni la réalité ni les titres de l’autorité civile ; elle signifie une chose constante, visible, reconnue de tous : « ceux qui sont regardés et traités comme chefs des nations ». « Parmi vous, poursuit le Seigneur, quiconque voudra devenir le plus grand, doit se faire votre serviteur ; celui qui voudra être le premier, sera l’esclave de ses frères. » Ces paroles ont besoin d’être bien comprises.
Le Seigneur ne songe nullement à nier l’autorité et la hiérarchie dans l’Église : en supposant l’existence d’une autorité séculière ; en parlant, comme il le fera bientôt, de son autorité à lui, réelle, à coup sûr, et en rappelant de quelle manière il l’a exercée ; en instituant un parallèle entre ces deux formes d’autorité et la conduite prescrite aux apôtres, le Seigneur montre bien qu’il reconnaît chez eux aussi la réalité du pouvoir. Et lorsqu’il répète : Quicumque voluerit maior fieri… ; qui voluerit primus esse, il ne nous présente pas non plus l’humilité comme un calcul et un procédé habile pour s’assurer l’investiture du pouvoir ambitionné. L’autorité s’acquiert par la mission, par une collation officielle et régulière. Mais l’intention du Seigneur est de nous apprendre tout à la fois comment il faut exercer l’autorité et comment l’homme peut obtenir la grandeur, — non plus l’autorité, — dans le siècle futur. Celui qui veut être vraiment grand et justifier son titre de supérieur, celui qui veut être grand dans l’éternité par ses mérites, cet homme-là devra se faire votre serviteur.
La prééminence spirituelle n’a donc rien de ce faux éclat qui la fait ambitionner par l’esprit propre : elle n’est vraiment qu’une servitude pour le bien des âmes. Et si la condition vous semble dure, sachez que le Fils de l’homme, qui est aussi le Fils de Dieu, ne s’est pas affranchi de la loi universelle ; il est venu, non pour être servi, mais bien pour servir, pour servir jusqu’au bout et donner sa vie comme rançon et rédemption d’un grand nombre. Ce passage de saint Matthieu et de saint Marc est très digne de remarque, parce qu’il présente la mort du Seigneur comme un sacrifice de propitiation : c’est déjà toute la doctrine de la Rédemption (cf. Rm 3, 24-26). Le sacrifice du Seigneur peut être regardé, en effet, comme un acte d’adoration et un hommage suprême à Dieu ; comme une expiation ; comme une rançon ; et enfin, selon l’épître aux Hébreux, comme la consommation de l’union à Dieu : Sanctificati sumus per oblationem corporis Iesu Christi semel (x, 10).
Prières
Oraison
Nous vous en supplions, Seigneur, regardez favorablement votre peuple, et accordez à ceux auxquels vous ordonnez de s’abstenir de chair, de renoncer aussi aux vices qui nuisent à leurs âmes.
Oratio
Pópulum tuum, quæsumus, Dómine, propítius réspice : et, quos ab escis carnálibus prǽcipis abstinére, a noxiis quoque vítiis cessáre concéde. Per Dóminum.
Oraison
Ô Dieu, qui aimez et rendez l’innocence, dirigez vers vous les cœurs de vos serviteurs, afin qu’ayant commencé à être fervents grâce à votre Esprit, ils soient trouvés fermes dans la foi et agissants quant aux œuvres.
Oratio
Deus, innocéntiæ restitútor et amátor, dírige ad te tuórum corda servórum : ut, spíritus tui fervóre concépto, et in fide inveniántur stábiles, et in ópere efficáces. Per Dóminum.
Prière de Saint Jean-Baptiste de la Salle (1651-1719)
Mon Dieu, qui êtes le seul qui puissiez véritablement toucher et convertir un cœur, donnez au mien cet esprit de pénitence que vous créez dans les âmes justes ; mais que ce ne soit pas seulement pour m’effrayer comme un pharaon, que vous avez laissé endurci dans le péché ; ne me touchez pas comme un Judas pour me laisser tomber dans le désespoir ; n’attendrissez pas mon cœur comme vous avez amolli celui d’Antiochus pour me faire mourir comme lui dans mon péché. Inspirez-moi, ô mon Dieu, de l’horreur pour ces sortes de pénitences, qui ne sont qu’extérieures, et qui n’empêchent pas d’aller dans les enfers. Faites-moi la grâce d’imiter David dans la pénitence, de pleurer mes péchés avec Saint Pierre dans l’amertume de mon cœur ; et retournant à vous comme l’enfant prodigue à son père, souffrez que je vous dise, et que je vous répète souvent comme lui avec l’humilité d’un pécheur pénitent, et avec la simplicité d’un enfant : « J’ai péché, ô mon Dieu, contre le Ciel et contre vous ; je ne suis pas digne d’être mis au nombre de vos enfants, mais je serai content, pourvu que vous me traitiez comme un de vos serviteurs et de vos mercenaires, et que vous vouliez bien m’accorder ce que votre Bonté ne vous permet pas de leur refuser, quand ils vous le demandent. Ainsi soit-il.
Antienne