Le règne de Dieu ne s’établira dans l’âme qu’à la condition d’une droiture et d’une pureté parfaites ; toute aspérité, toute tortuosité ne peuvent que ralentir ou compromettre la venue du Seigneur.
Dom Paul Delatte

La Prédication de Saint Jean-Baptiste :
Commentaire de l’Évangile (Lc 3, 1-6) par Dom Delatte

C’est avec la prédication de saint Jean que commence le récit des faits sur lesquels devait porter l’enseignement apostolique (Act 1, 21-22) ; et c’est par là que débute l’évangile de saint Marc. La date est mémorable. Depuis Moïse jusqu’à Samuel, et depuis Samuel jusqu’à Malachie (430 avant J.-C.), le peuple juif n’avait cessé de jouir de la prophétie. Mais, avec Malachie, la voix de Dieu avait retenti pour la dernière fois. Il régnait une sorte d’anxiété chez le peuple. Lorsque s’élevaient des problèmes auxquels la science ordinaire ne pouvait trouver de solution, on les mettait en réserve jusqu’à ce que vînt un prophète qui donnât la réponse divine (1 Mcc 4, 46). On conçoit dès lors quel dut être le frémissement de tout l’Israël religieux lorsqu’il apprit qu’un envoyé de Dieu était venu rompre enfin ce long silence. C’était une époque nouvelle qui commençait, une date qu’il convenait de fixer en la coordonnant avec tous les synchronismes politiques et religieux de la Judée et du monde. Saint Luc, avec son sens d’historien, emploie le même procédé que Thucydide dans son histoire de la guerre du Péloponnèse ; et alors que saint Matthieu se borne à dire : in diebus illis, pour introduire la prédication de saint Jean-Baptiste, saint Luc multiplie les références chronologiques et marque six points d’attache.
Dans la quinzième année du règne de Tibère César. C’est le 19 août 767 de Rome que mourut Auguste ; nous serions donc en 781-782. Mais nous savons d’ailleurs que Tibère avait été associé à l’empire, avec Auguste, dès 761 ; et des auteurs estiment que saint Luc reporte à cette date le début du gouvernement de Tibère ; les termes qu’il emploie ne signifient point nécessairement l’exercice exclusif de l’autorité. — Après l’indication du pouvoir civil, lointain et universel, vient celle du pouvoir local et prochain : Ponce Pilate étant procurateur de la Judée. Il était le sixième gouverneur romain, depuis la déposition de l’ethnarque Archélaüs, fils d’Hérode le Grand. Bien que jouissant du droit de glaive, Pilate dépendait en partie du légat de Syrie. — Archélaüs avait hérité, à lui seul, de la moitié des États d’Hérode ; ses deux frères, Hérode Antipas et Philippe, s’étant partagé ce qui restait, chacun d’eux possédait un quart du royaume paternel ; et le titre de tétrarque qui leur était donné, comme en général à certains petits princes tributaires, retrouvait ainsi sa signification originelle. C’est avec Hérode Antipas que saint Jean-Baptiste et le Seigneur lui-même se rencontreront dans la suite. Il gouvernait non seulement la Galilée, mais aussi la Pérée, sur la rive gauche du Jourdain. On lui donnait parfois par flatterie le titre de roi, et il s’efforça de l’obtenir de Caligula, qui l’envoya en exil. Philippe était alors tétrarque de l’Iturée et de la Trachonitide, un vaste croissant au nord et à l’est du lac de Tibériade. Césarée “de Philippe” avait été créée par lui, ainsi que Bethsaïde-Julias, bâtie en l’honneur de Julia, femme de Tibère et fille d’Auguste. Il ne faut pas le confondre avec un autre fils d’Hérode, du même nom, à qui Antipas ravit sa femme Hérodias. Saint Luc mentionne encore Lysanias, tétrarque de l’Abylène, c’est-à-dire de la région qui est autour d’Abila, dans l’Anti-Liban et le voisinage de Damas.
Vient ensuite l’indication des autorités religieuses : « sous le grand-prêtre Anne et Caïphe », dit saint Luc : car dans le texte original ces deux noms sont désignés par l’appellatif au singulier, ce qui veut marquer sans doute une situation spéciale ; elle était encore existante à l’époque des Actes (4, 6). Le grand-prêtre Anne avait été déposé par Valerius Gratus, le prédécesseur de Ponce Pilate. Mais il conserva parmi les Juifs une influence considérable sous les pontifes que l’autorité romaine lui substitua tour à tour. Joseph ou Caïphe (Caiaphas), son beau-fils (Io 18, 13), qui était alors titulaire du souverain pontificat, le demeura jusqu’à l’an 36, où il fut déposé par Vitellius.
Un prophète s’est levé enfin, avec l’esprit et la vocation d’Élie : c’est Jean, fils de Zacharie, que saint Matthieu appelle, par anticipation, le Baptiste. L’heure de sa manifestation à Israël (Lc 1, 80) est arrivée. Depuis son enfance, il a vécu « dans les lieux déserts », peut-être vers le sud des solitudes de Juda, auprès de la mer Morte. C’est là que lui vint l’ordre de Dieu, et que lui fut précisée sa mission ; il y eut pour lui, comme pour Isaïe, Jérémie, Ézéchiel, une divine investiture. Et il remonta dans la partie nord du désert, plus accessible, vers l’endroit où le Jourdain se jette dans le mer Morte. Mais il allait et venait dans toute la vallée du Jourdain, les conditions mêmes de sa prédication et de sa mission l’obligeant de ne point s’éloigner du fleuve.
Non seulement le Seigneur a été annoncé par son Précurseur, mais l’office du Précurseur lui-même était prophétiquement dessiné. « Voici, dit le Père à son Fils, que j’envoie mon messager devant vous ; il fraiera le chemin où vous devez passer. » Saint Marc est le seul qui rapporte ici les paroles de Malachie (3, 1), et il les réunit à une citation d’Isaïe (40, 3-5), commune aux trois synoptiques, mais plus étendue chez saint Luc. S’il attribue le tout à Isaïe, c’est peut-être pour abréger et parce qu’Isaïe était le plus illustre des prophètes, leur maître à tous. Des critiques ont supposé qu’un glossateur ancien avait ajouté au texte de saint Marc la citation de Malachie qui se lit, et sans nom de prophète, en saint Matthieu (11, 10), et en saint Luc (7, 27). Quand Isaïe avait voulu annoncer à Jérusalem le retour de la captivité de Babylone, son message avait pris une forme dramatique et saisissante. Dieu se mettait à la tête de son peuple, comme un généralissime, et envoyait devant lui, vers la ville désolée, un héraut à la voix puissante qui devait annoncer à tous les échos de la Judée le retour du peuple de Dieu. Or, les œuvres divines se répètent, les faits de l’histoire sont symétriques : ce qui s’est accompli autrefois trouve maintenant encore sa réalisation, plus large et plus étendue. Ici, c’est vraiment le Seigneur en personne, Emmanuel, qui vient arracher son peuple à la captivité et l’introduire dans une patrie définitive. La proclamation du messager royal retentit soudain : « Préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers ! Toute vallée sera comblée, toute montagne et toute colline seront aplanies ; les voies tortueuses seront rectifiées et les chemins raboteux adoucis ; et toute chair verra le salut de Dieu. » C’est donc bien un salut offert à tous et dont la préparation est spirituelle. Les sentiers et les voies de Dieu, ce sont les dispositions morales : le règne de Dieu ne s’établira dans l’âme qu’à la condition d’une droiture et d’une pureté parfaites ; toute aspérité, toute tortuosité ne peuvent que ralentir ou compromettre la venue du Seigneur.
La prédication de Jean et le baptême qu’il administrait avaient pour dessein de frayer un chemin au Messie tout proche. Héraut de Dieu, « il proclamait le baptême de pénitence pour la rémission des péchés », il en affirmait la nécessité et la valeur. Trop souvent, chez les Juifs, la pénitence était œuvre extérieure et d’ostentation. Ce que saint Jean réclame, c’est un changement intérieur de vie, une orientation nouvelle de la pensée, une sincère conversion des mœurs. Se soumettre à ce baptême, c’était se reconnaître pécheur, puisque le texte sacré mentionne même une accusation, une déclaration sans doute générale et globale des fautes commises ; c’était aussi s’engager à une vie nouvelle par le symbole d’une purification et d’une seconde naissance : l’idée de baptême appelant l’idée d’une régénération (Io 3, 5). Les ablutions étaient cérémonies très familières aux Juifs ; et pour faire un prosélyte, il fallait un bain rituel, avec l’engagement de se soumettre à la Loi. Mais on voit bien que le baptême de Jean était distinct de tout ce qui avait été pratiqué jusque-là. Il était d’efficacité supérieure et donné une fois pour toutes. Il inaugurait une économie plus parfaite, où la justice serait vraiment chose d’âme. À lui seul néanmoins il ne suffisait pas (Io 1, 26 sq. ; Act 19, 1-5). Le baptême de Jean était, comme Jean lui-même, préparatoire et précurseur : il disposait à cette rémission des péchés qui ne pouvait venir que du Seigneur ; et s’il remettait les fautes, ce n’était que moyennant les dispositions des pénitents, ex opere operantis, à la manière des sacrements de l’Ancienne Loi.
Le motif qui exige ce changement intérieur est assigné par saint Jean-Baptiste : Convertissez-vous, dit-il, car le Royaume des cieux est proche. Ce n’est pas le lieu d’exposer l’ensemble de la doctrine scripturaire sur « le Royaume des cieux » ou « le Royaume de Dieu » : deux expressions synonymes, la première étant propre à saint Matthieu. Toute l’histoire providentielle est ordonnée à la constitution de la royauté de Dieu. Le but des choses est le règne de Dieu, tel qu’il existera dans l’éternité, le Fils de Dieu s’est incarné pour aller recruter des sujets à son Père : il les lui présentera au dernier jour du monde (1 Cor 15, 24-28). De cette théocratie, l’Ancien Testament a offert l’esquisse. Dieu est le roi d’Israël, et il témoigne peu de joie lorsque le peuple lui demande de mettre à sa tête, comme chez les autres nations, un roi visible, qui le conduise au combat (1 Sm 8 ; 10, 19). Surtout Dieu s’irrite lorsqu’il voit Israël chercher dans les peuples voisins un appui qu’il ne devait demander qu’à son roi invisible mais attentif et tout-puissant. Cependant, Dieu a voulu faire mieux dans la nouvelle alliance, et constituer, par l’Église, une théocratie universelle et permanente, vraiment céleste, spirituelle et intérieure, extérieure aussi et visible. Que de fois les prophètes l’ont annoncée ! Il y aura désormais sur terre un avant-goût de l’éternité et comme une réalisation anticipée de ces conditions futures dont parle l’Apocalypse : « Voici la tente où Dieu habitera avec les hommes, et il demeurera avec eux, et ils seront son peuple, et lui, Dieu avec eux, sera leur Dieu » (Apc 21, 3). Jean, le héraut du Fils de Dieu incarné, annonçait que ce royaume ou ce règne était là, tout proche, à portée de la main.
Il ne faisait pas de miracles, mais sa vie était sainte ; et sa mortification héroïque explique en partie la popularité dont il jouit aussitôt. Il avait été dit à Zacharie que son fils marcherait devant le Messie selon l’esprit et la vertu d’Élie. Jusque dans son vêtement, Jean rappelait l’illustre prophète : vir pilosus, et zona pellicea accinctus renibus (4 Rg 1, 8). Lui aussi portait un manteau grossier, tissé de poils de chameau, et, autour des reins, une ceinture de cuir. Sa nourriture était des plus frugales et telle que la pouvait offrir la région sauvage et pierreuse qu’on appelait le désert de Judée : des sauterelles et du miel sauvage. Les sauterelles de Palestine sont longues et fortes, grosses à peu près comme des crevettes, et, assaisonnées de certaine manière, elles en ont le goût, paraît-il ; elles constituaient souvent en Orient l’aliment des pauvres. Il y avait aussi des abeilles à foison ; elles construisaient leurs rayons dans le creux des arbres et des rochers, et la chaleur du soleil en faisait parfois ruisseler le miel : terra fluens lac et mel. On pouvait donc vivre au désert, on pouvait même s’adjoindre des disciples. De tous côtés, les pénitents et les curieux affluaient autour de Jean : avec Jérusalem, toute la Judée, tout le pays qui avoisinait le Jourdain, Juifs de la Pérée, de la Samarie, de la Décapole. Et Jean baptisait dans le fleuve tous ceux qui consentaient à avouer leurs péchés.

Prières

Oraison

Seigneur Dieu, vous voyez les épreuves que nous subissons à cause du péché qui est en nous : accordez-nous de trouver le réconfort dans votre venue.

Oratio

Deus, qui cónspicis, quia ex nostra pravitáte afflígimur : concéde propítius ; ut ex tua visitatióne consolémur : Qui vivis.

Oraison

Dieu tout puissant, par un vieil esclavage, nous sommes écrasés sous le joug du péché ; faites que la naissance nouvelle de votre Fils unique que nous attendons nous rende la liberté.

Oratio

Concéde, quæsumus, omnípotens Deus : ut, qui sub peccáti iugo et vetústa servitúte deprímimur ; exspectáta unigéniti Fílii tui nova nativitáte liberémur : Qui tecum vivit.

Oraison

Nous sommes, Seigneur, des serviteurs indignes, et c’est notre vie coupable qui nous attriste. Cependant, rendez-nous la joie par l’avènement de votre Fils Unique.

Oratio

Indignos nos, quæsumus, Dómine, fámulos tuos, quos actiónis própriæ culpa contrístat, unigéniti Fílii tui advéntu lætífica : Qui tecum vivit et regnat.

Oraison

Nous vous en prions, Dieu tout puissant, permettez que la fête toute proche de votre Fils nous apporte les remèdes nécessaires à la vie présente et nous mérite la récompense éternelle.

Oratio

Præsta, quæsumus, omnípotens Deus : ut Fílii tui ventúra sollémnitas et præséntis nobis vitæ remédia cónferat, et præmia ætérna concédat. Per eúndem Dóminum nostrum.

Oraison

Écoutez avec bienveillance, nous vous en supplions, Seigneur, les prières de votre peuple ; afin que, justement affligés à cause de nos péchés, nous soyons consolés par la visite de votre bonté.

Oratio

Preces pópuli tui, quæsumus, Dómine, cleménter exáudi : ut, qui iuste pro peccátis nostris afflígimur, pietátis tuæ visitatióne consolémur : Qui vivis.

Méditation de Saint Augustin (354-430)

Dieu ne rejette pas un cœur contrit : « Quand bien même vos péchés seraient semblables à la pourpre, je saurai les rendre blancs comme la neige », dit le Seigneur. Elle a une grande vertu cette componction qui peut nous rendre semblable à la neige et en donner à notre âme toute la blancheur, après que le péché l’avait longtemps défigurée en lui enlevant sa première beauté. Oui, celui qui s’humilie se trouve sauvé, non pas toujours pour avoir pratiqué les vertus ni fidèlement accompli les préceptes divins, mais par la pure Miséricorde de Dieu, lorsque ce pécheur, devenu pénitent, fait l’aveu de ses fautes avec un abaissement profond et une contrition sincère. Oui, si cette pauvre âme, embarrassée dans les filets du démon, peut néanmoins faire un retour sur elle-même, déplorer son état, montrer à Dieu qu’une douleur intime et profonde habite dans son cœur, s’attacher à Lui par la prière, et baiser en quelque sorte, par toutes ces bonnes œuvres, les pieds invisibles du Sauveur ; alors le Seigneur dit à ses anges ce qu’Élisée disait de la femme sunamite : « Laissez-la venir à moi, et ne la repoussez pas ». Quoiqu’elle ne se sente encore appuyée d’aucune vertu qui puisse lui préparer un accès auprès de moi et lui donner confiance en ma Miséricorde, néanmoins, puisque je suis témoin de la tristesse dont son cœur est pénétré, parce que je la vois prosternée sans cesse en ma présence et y verser des torrents de larmes, son attitude humble et pénitente m’émeut de compassion ; je cède à ce sentiment, je la reçois et je la sauve.

Antienne

Ã. Exspectetur sicut pluvia eloquium Domini. Et descendet sicut ros super nos Deus noster.

Ã. Que le prononcé du Seigneur soit attendu comme la pluie. Et que notre Dieu descende sur nous comme la rosée.

Antienne grégorienne “Exspectetur sicut pluvia”

par R. P. Joseph-Marie Mercier

Antienne Missus est