Celui qui n’est pas avec moi est contre moi.
Notre-Seigneur Jésus-Christ

Avec ou contre Jésus

par R. P. Joseph-Marie Mercier

Le démoniaque aveugle et muet (Lc 11, 14-28) :
commentaire de Dom Delatte

Le Seigneur et les siens entrent dans une maison, dit saint Marc, peut-être à Capharnaüm. La foule s’empresse de nouveau autour d’eux, au point de leur refuser tout loisir, même d’un rapide repas. Les parents du Seigneur, avertis de ce qui se passe, se concertent pour venir l’arracher à cette captivité ; ils blâment son extrême indulgence, la bienveillance sans limites dont il use envers tous. « Il est hors de lui, disent-ils, il a perdu toute prudence. Il devrait réprimer cet enthousiasme populaire, au lieu de s’y abandonner comme il le fait. » Ils ne sont pas encore arrivés à la maison où se tient Jésus : nous les entendrons un peu plus tard frapper à la porte et nous recueillerons la réponse du Seigneur.

Cependant, la série des miracles se poursuivait. On avait présenté au Seigneur un homme possédé d’un démon qui le rendait aveugle et muet, donc particulièrement fermé à toute suggestion divine ; il semblait que l’ordre du Seigneur ne lui dût jamais parvenir. Et pourtant il fut délivré, et recouvra aussitôt l’usage de la vue et de la parole. Les foules étaient dans le ravissement, dans une sorte de stupeur. Et les propos s’échangeaient : N’est-ce point là le fils de David, celui qui doit restaurer le royaume de son ancêtre ? Mais à cette question du peuple, les pharisiens et les scribes avaient une réponse. Ces scribes, dit saint Marc, étaient descendus de Jérusalem. Ils en rapportaient le mot d’ordre, le jugement de la Synagogue, le point de vue concerté qui devait tenir en échec l’autorité de tous les miracles. Ne pouvant contester le fait de l’expulsion des démons, il leur reste la ressource d’attribuer ce pouvoir à un pacte sacrilège avec Satan. S’il chasse les démons, disent-ils, c’est évidemment qu’il a pour lui non pas Dieu, mais le prince des démons, Béelzébub (c’est-à-dire le dieu des mouches, ou le dieu des fanges).

Connaissant bien les desseins perfides et secrets de ses ennemis, Jésus groupe la foule autour de lui et consent à se justifier. Son plaidoyer revêt la forme parabolique ; il repousse le blasphème des Juifs avec fermeté, mais avec mesure. Satan, dit-il, n’est pas un sot. Il ne saurait travailler contre lui-même. Il ne délègue pas à autrui le pouvoir de détruire Satan. Son royaume est sans doute le royaume de la contradiction et du désordre : mais il n’est anarchique que parce qu’il veut le mal, et il est un dans sa haine contre Dieu. Tout royaume divisé contre lui-même est voué à la dévastation et à la ruine : les maisons s’écrouleront les unes sur les autres. Toute cité ou toute famille qui se divise contre elle-même, dans une lutte de frères contre frères, comment pourrait-elle subsister ? L’unité est la loi de l’être, et l’entente la condition de toute société. Satan le sait bien. Quel intérêt prendrait-il à se détruire ? S’expulserait-il donc lui-même ? Mais alors, comment prétend-il établir son règne ? S’il en était ainsi, ce serait la fin de son empire. Il faut donc chercher ailleurs que dans un pacte avec Béelzébub l’explication de mon pouvoir sur les démons.

À cet argument de bon sens, dont la forme et la portée sont universelles, le Seigneur ajoute un argument ad hominem, qui fera éclater la mauvaise foi de l’interprétation pharisienne. « Vous dites que c’est au nom de Béelzébub que je chasse les démons ? Mais vos fils, au nom de qui, eux, les chassent-ils ? » Filii vestri désigne, non pas les enfants des Juifs en général, ni les fils des pharisiens, mais leurs disciples, à qui l’on enseignait les exorcismes et les formules d’adjuration contre les démons. Josèphe nous apprend que Salomon avait écrit certaines formules d’exorcisme très efficaces, et il ajoute : « Cette thérapeutique s’exerce encore aujourd’hui parmi nous » (Archeol. liv. 8, ch. 2). Saint Luc (9, 19-50) nous parle d’un exorciste chassant les démons au nom du Seigneur, encore qu’il ne fût pas son disciple, et que les apôtres dénoncèrent vainement à leur Maître « Laissez-le faire, dit le Seigneur, celui qui n’est pas contre vous est pour vous. » Nous savons par les Actes (19, 13-16) ce qui advint aux sept fils du prince des prêtres Scévas, qui prenaient sur eux d’exorciser au nom de Celui qu’annonçait saint Paul. La question du Seigneur signifie donc : Et vos disciples à vous, est-ce donc aussi en vertu d’un pacte avec Béelzébub qu’ils chassent les démons ? Vous ne répondez pas ? Eh bien, que vos disciples soient eux-mêmes les témoins et les juges de votre fameuse partialité. Pourquoi, en effet, le pouvoir que les pharisiens communiquent avec leurs formules serait-il de Dieu, et le pouvoir exercé d’autorité et sans formule par Jésus de Nazareth serait-il de Satan ? D’où vient cette différence d’interprétation ? — Mais si c’est par l’Esprit de Dieu (par le doigt de Dieu, dit saint Luc) que j’expulse les démons, et vous êtes obligés de le reconnaître, c’est donc que le Royaume de Dieu commence à se réaliser parmi vous ; les temps messianiques sont commencés pour Israël. En Dieu, le bras, la main, signifient les facultés d’exécution, et le doigt de Dieu, c’est, en langage juif, un des synonymes de Dieu même.

Les paroles qui suivent rappelaient aux auditeurs un texte d’Isaïe: Numquid tolletur a forti præda ? aut quod captum fuerit a robusto, salvum esse poterit (49, 24) ? Sur les lèvres du Seigneur, elles sont une démonstration nouvelle, une illustration de ce qui vient d’être dit : c’est par la vertu de Dieu que les démons sont expulsés, et ainsi est fournie la preuve que le Royaume de Dieu se substitue déjà peu à peu au royaume usurpé de Satan. On ne saurait pénétrer dans la maison de l’homme robuste, et lui arracher ses biens, qu’après l’avoir tout d’abord enchaîné lui-même ; alors seulement on mettra sa maison au pillage. Aussi longtemps que le fort, bien armé, parvient à garder sa maison, ce qu’il possède est en paix sous sa main. Mais survienne un plus fort que lui : il le vaincra, il s’emparera des armes mêmes, de tout l’attirail en qui le puissant mettait sa confiance et sa fierté, et il distribuera ses dépouilles. Le fort, c’est Satan. Son royaume est un, sa maison est unie. Tous les anges inférieurs à lui lui demeurent hiérarchiquement soumis pour le mal : ce sont les instruments du puissant. Et la conclusion est fort claire : si le Fils de l’homme s’empare des instruments du diable et chasse des possédés les anges impurs sans que Satan les puisse défendre, ce n’est point en vertu d’un pacte : c’est parce que, au préalable, il a enchaîné Satan lui-même et s’est révélé plus fort que lui.

Ainsi est décrite par avance toute l’économie de la Rédemption. On remarquera comment le Seigneur prépare graduellement les âmes à la reconnaissance de sa divinité ; une intelligence bien faite devait se demander : Qui donc est plus fort que le prince des démons ?

Et cette hostilité entre le fort et le plus fort, entre le Christ et Satan est de telle nature, continue le Seigneur, que tout compromis entre les deux règnes est impossible, toute neutralité interdite. On ne saurait se désintéresser, se tenir à distance, se borner à l’appréciation des coups échangés : il faut prendre parti. Qui non est mecum, contra me est : quiconque n’est pas avec moi est contre moi ; quiconque ne recueille pas avec moi les épis, au lieu de les grouper, celui-là les disperse. Aller avec d’autres moissonneurs que moi, c’est s’appauvrir de tout ce que l’on croit gagner.

La question se pose donc nettement : qui des deux, de Jésus ou de la Synagogue, obéit au diable ? Depuis le contact avec l’Égypte et avec les peuplades chananéennes qui n’avaient été éliminées que lentement, toute l’histoire du peuple juif est pleine de ses rechutes dans l’idolâtrie. Il en a été guéri pourtant : au retour de la captivité de Babylone, une salutaire terreur l’a gardé d’abord; puis les scribes et les docteurs de la Loi sont venus poursuivre son éducation et graver dans sa tête et dans ses mœurs le sens de l’unité de Dieu. C’est à cette conversion que le Seigneur songe. L’esprit immonde, l’esprit grossier, celui qui inspirait les adorateurs du veau d’or et conduisait Israël sur les hauts lieux, celui-là est sorti. Tout n’est pas achevé pour autant. Béelzébub a des retours offensifs. Chassé de l’homme, chassé du peuple, il se cherche un gîte quelconque : les pourceaux, à l’occasion (Mt 8, 31). De gré ou de force, il se retire au désert, et il y tient le sabbat, dans la compagnie des bêtes sauvages (voir Lv 16, 10, le sort du bouc émissaire ; Tb 8, 3 ; Is 13, 21-22 ; 34, 14 ; Bar 4, 35). Ce sont des lieux désolés et maudits : il est naturel que le maudit y prenne domicile. Peut-être cela explique-t-il en partie l’horreur dont nous sommes saisis dans les solitudes et dans les ruines abandonnées. Le diable y promène son inexorable ennui : quærens requiem et non invenit ; il y cherche en vain le repos, car il porte avec lui son enfer et son inquiétude éternelle. Faire le mal est pour le diable la seule distraction, aussi lui est-il intolérable d’être relégué hors de son séjour. Il se dit alors : « Mais si je retournais dans ma maison, d’où je suis sorti ! » Il dit : « ma maison », non qu’elle soit sienne, mais parce qu’il y a demeuré et travaillé. Il dit : « j’en suis sorti » : entendons qu’il a été bouté dehors. Nous savons peut-être, par une triste expérience personnelle, que le diable, lorsqu’il a réussi une fois, revient toujours, obstinément, sottement, au procédé qui s’est révélé efficace.

Le voici donc qui rentre, et il trouve la maison vide, c’est-à-dire inoccupée et libre. C’est bien le judaïsme d’après la captivité. Il est vide. Le diable en est sorti, mais Dieu n’y habite pas. Le mosaïsme est devenu grossier, tout en prestations extérieures. La maison est vide, comme était vide, selon saint Grégoire (Dialogues, l. 3, c. 7), le cœur de cet homme qui avait fait sur lui le signe de croix, n’étant pas encore baptisé : Vas vacuum et signatum. Elle est d’ailleurs délivrée de ses immondices d’autrefois, affranchie de ses impuretés idolâtriques, balayée et brossée par la rude casuistique des docteurs : scopis mundatam. Même, elle est ornée, et ornatam, sinon de vertus réelles, au moins de décors extérieurs, de correction sans racine, incapable de défendre l’âme de façon efficace contre le retour de l’ennemi. C’est à la faveur de cette religion hypocrite que l’esprit mauvais, pour assurer son empire, s’en va recruter et prendre avec lui sept autres esprits, pires que lui-même, pires que le premier envahisseur diabolique. Et alors, la prise de possession est plus violente que celle d’autrefois ; l’état de cet homme s’aggrave. Cette idolâtrie nouvelle, cette souillure de l’esprit, est plus redoutable et plus incurable que la grossièreté de jadis. Israël idolâtre se rendait encore aux châtiments, il écoutait parfois la voix de ses prophètes : l’Israël durci, hautain, se retranche contre la vérité évangélique derrière ses traditions humaines et sa sainteté légale. Aussi l’éternelle justice lui ménage-t-elle un châtiment plus effrayant que tous ceux qui ont précédé. Quadraginta annis proximus fui generationi huic… Encore quarante ans de patience divine, et ce sera fini de Jérusalem ; la race détestable d’aujourd’hui ne sera pas éteinte avant que le Seigneur ait exercé sur elle sa vengeance : Sic erit et generationi huic pessimæ.

Saint Luc termine par une note aimable. Tandis que le Seigneur parlait ainsi, une femme, élevant la voix du milieu de la foule, lui dit : Bienheureux le sein qui vous a porté et les mamelles que vous avez sucées ! — On devine que c’était une mère. Elle reconnaissait en Jésus un prophète. Elle était sous le charme de cet enseignement, peut-être même en une sorte d’extase, pour laisser de la sorte jaillir son exclamation. Alors que scribes et pharisiens avaient accusé le Seigneur d’agir au nom de Béelzébub, elle béatifie tout à la fois et le Fils et la Mère. Comme elle est bien inspirée ! Jamais, en effet, il n’y eut Mère plus heureuse ni plus grande que Marie. Et pourtant, le Seigneur trouve ici même l’occasion d’appuyer encore sur la doctrine qui le préoccupe actuellement : « Bienheureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu, et qui la gardent avec soin. » Ce ne sont point nos privilèges, ce sont nos vertus, la loyauté de l’intelligence et la fidélité pratique, qui font notre bonheur et notre richesse surnaturelle. Bienheureux les simples, les dociles : bienheureuse la Vierge, tout d’abord, la première chrétienne, celle qui a répondu à l’Ange : « Voici la servante du Seigneur : qu’il m’advienne selon votre parole. »

Prières

Oraison

Nous vous en prions, Dieu tout-puissant, ayez égard aux vœux de nos cœurs humiliés, et pour nous défendre, étendez le bras de votre majesté.

Oratio

Quæsumus, omnípotens Deus, vota humílium réspice : atque, ad defensiónem nostram, déxteram tuæ maiestátis exténde. Per Dóminum nostrum.

Élévation de Baudouin de Ford (1120-1190)

Si tu aimes, montre que tu aimes ! Aime, non avec des mots ni de langue, mais en actes et en vérité (1 Io 3, 18). Moi, j’ai vaincu le monde (Io 16, 33) en combattant pour toi ; mais le monde et le Prince de ce monde combattent encore contre toi, la chair aussi combat contre toi : à toi de lutter contre eux pour moi, et plus encore pour toi. Il est tien, le péril que tu cours, la lutte concerne ton âme et ton salut. Tu ne pourras, à partir de toi, qu’être vaincu, à partir de moi, qu’être vainqueur. Alors, ne mets pas ta confiance en toi, mais en moi. Ce n’est pas par ton épée que tu vaincras ton ennemi, et ton bras ne te sauveras pas ; c’est ma droite, mon bras et la lumière de mon visage (cf. Ps 43,4). Si tu me places comme un sceau sur ton bras (cf. Ct 8, 6), la victoire te reviendra : lutte, non en battant l’air de tes bras, mais mortifie ton corps et réduis-le en servitude (1 Co 9 ,26-27), prive-toi de tout comme celui qui combat dans l’arène.

Prière de Gilbert de Hoyland (1110-1172)

Je vous aimerai, bon Jésus, je vous aimerai, vous, ma force, que je ne peux aimer gratuitement, ni d’ailleurs suffisamment. Que tendent vers vous, dans leur totalité, mes ardeurs, et qu’aucun autre désir ne les détourne ni ne les distraie ! Oui, mais combien nos ardeurs pour vous s’avèrent donc limitées, même lorsqu’elles vous sont entièrement consacrées ! Comment pourrais-je diminuer ce qui, entier pourtant, se montre si petit ? Que mon désir, Dieu bon, m’emporte tout entier vers vous ! Entraînez-moi, vous-même en vous, pour que jamais je n’aie besoin de l’impulsion de la crainte, et que l’amour parfait la rende inutile.

Antienne

Ã. Qui non cólligit mecum, dispérgit, et qui non est mecum, contra me est.

Ã. Celui qui ne recueille pas avec moi dissipe, et celui qui n’est pas avec moi est contre moi.

Antienne grégorienne “Qui non colligit”

par R. P. Joseph-Marie Mercier

Antienne Qui non colligit