commentaire de Dom Delatte
Le Seigneur s’est rendu à Jérusalem, sans bruit, évitant les foules, pour la fête de la Scénopégie ou des Tabernacles. Cependant, la nouvelle de son arrivée s’est répandue et la curiosité des Juifs est en éveil. Nous savons que, dans saint Jean, cette désignation « les Juifs » est ordinairement réservée à tout le parti hostile au Seigneur : peut-être est-elle née à l’époque même où l’Apôtre écrivait son évangile ; durant tout le premier siècle, les Juifs furent les principaux adversaires du christianisme et les pourvoyeurs officiels de la persécution. Dans les groupes de pèlerins galiléens qui arrivent, les gens de la Synagogue cherchent donc Jésus : « Où est-il ? » Même absent, il est le thème des conversations. Comme toujours, des appréciations très diverses circulent à travers la foule. Il est bon et juste, disent les uns ; non, répliquent les autres, il séduit et entraîne le peuple. Mais il n’y avait pas de discussion ouverte : nul n’osait, par crainte des Juifs, s’exprimer librement sur son compte, ni surtout prendre parti pour lui.
La fête durait huit jours. Le quatrième, — peut-être était-ce le jour du sabbat, — Jésus monte au temple et prend la parole. Étonnement des Juifs : « Comment cet homme-là sait-il les lettres, lui qui n’a pas fait d’études ? » Il y a, dans cette remarque, moins de surprise que d’indignation ; et si l’on s’étonne, c’est moins de la science du Seigneur que de l’audace d’un enseignement qui, n’ayant été puisé nulle part, ni à l’école d’Hillel, ni à celle de Schammaï, semble à priori devoir manquer d’autorité et d’exactitude. — En effet, répond le Seigneur, cette doctrine que vous vous étonnez de trouver en moi, elle n’est pas de moi ; elle est à la fois mienne et non mienne. Qu’y a-t-il au monde qui soit plus à nous que nous-mêmes ? Mais aussi qu’y a-t-il au monde qui soit moins à nous que nous-mêmes, si nous recevons à toute heure tout ce que nous sommes ? C’est le cas du Fils de Dieu : tout ce qu’il a et tout ce qu’il sait est bien à lui, mais il le tient de son Père, de celui qui l’a envoyé. S’il n’a pas de doctrine personnelle, c’est une garantie de plus, puisqu’il ne donne que la pensée de son Père, qui est Dieu.
Car il y a deux sortes de docteurs : ceux qui parlent d’eux-mêmes, sans mission, sans autorité, en quête d’une gloire personnelle ; et ceux qui parlent au nom de Dieu, appuyés sur son autorité. Le Seigneur donne deux indices de discernement entre les uns et les autres : l’un chez l’auditeur, l’autre chez le prédicateur. L’auditeur fera le discernement s’il est droit lui-même, s’il est disposé à accomplir la volonté de Dieu. L’acceptation d’une doctrine qui vient de Dieu n’est assurée que moyennant l’affinité intérieure avec la loi et les vouloirs de Dieu. Mais il existe aussi un procédé de discernement dans le prédicateur lui-même : ses œuvres, sans aucun doute, mais de plus sa loyauté et ses intentions. Tout élément égoïste et jaloux n’est capable que de fausser la pensée et son expression. Celui qui parle de son chef poursuit sa propre gloire ; mais celui qui cherche la seule gloire de celui qui l’a envoyé, celui-là est véridique et il n’y a que droiture en lui.
La réflexion du Seigneur était de nature à réjouir les croyants ; elle atteignait aussi des consciences déjà homicides afin de leur signaler l’obstacle qui s’opposait à leur foi. Les Juifs seraient d’accord avec l’envoyé de Dieu si eux-mêmes obéissaient à la loi de Dieu. Sans doute Moïse vous a donné la Loi, mais aucun de vous ne l’accomplit ! La Loi n’est pas faite pour être entendue seulement. Et pour être capables d’accueillir la pensée de Dieu, ne faudrait-il pas renoncer tout d’abord aux projets sanguinaires que vous nourrissez en vos cœurs ? — Cette allusion à la Loi mosaïque, déjà motivée par le verset 17, l’est plus encore par la circonstance historique que rappelait la fête des Tabernacles. On ne pouvait commémorer les quarante années passées sous la tente, dans le désert, sans rappeler à la pensée de tous l’événement qui avait dominé toute cette longue période : la promulgation de la Loi au Sinaï. Et l’opportunité saisissante de l’allusion paraît encore davantage, si, avec beaucoup d’auteurs, on suppose que cette année-là était l’année sabbatique, durant laquelle, selon les prescriptions du Deutéronome (31, 9-13), la Loi devait être lue solennellement au peuple.
Le projet meurtrier des pharisiens n’avait pas été divulgué encore ; et dès que le Seigneur demande ouvertement : « Pourquoi cherchez-vous à me faire mourir ? » la foule, qui n’est point du complot, laisse échapper une protestation : Mais c’est folie, c’est une exagération insensée ! Qui songe à vous mettre à mort ? L’expression dæmonium habes est vague, et susceptible, selon les circonstances, d’une acception adoucie. Le Seigneur a fait remarquer qu’il y a opposition entre la Loi et le dessein homicide : combien il était facile aux Juifs ennemis, au souvenir du paralytique guéri le jour du sabbat (Io 5), de répliquer qu’il y avait opposition aussi entre la Loi et la prescription donnée au paralytique après sa guérison ! Peut-être la réplique eut-elle lieu ; car le miracle avait fait scandale à Jérusalem. J’ai accompli une œuvre, une seule, reprend le Seigneur, qui vous a été un motif de surprise et d’indignation : j’en ai fait beaucoup d’autres auxquelles vous ne voulez pas regarder. Vous avez choisi avec soin parmi mes miracles celui qui pouvait contenir un grief contre moi. Lorsque la haine a trouvé son prétexte, elle y revient avec obstination et néglige tout le reste. Aussi le Seigneur en appelle-t-il à la part de bonne foi et de droiture qui peut se trouver encore chez ses auditeurs. Voyez, leur dit-il, Moïse vous a prescrit la circoncision, — encore que la circoncision ait été simplement adoptée par Moïse : en fait, elle vient des patriarches ; elle n’est donc pas essentiellement caractéristique du judaïsme, qu’elle a devancé. Et si le huitième jour depuis la naissance tombe un jour de sabbat, vous donnez à l’enfant, en dépit du sabbat, le bienfait de la circoncision, afin que la Loi de Moïse soit obéie. Comment donc vous irriter de ce que j’aie rendu pleine santé à un homme, le jour du sabbat, et guéri à la fois le corps et l’âme, tous deux malades depuis trente-huit ans ? N’est-ce pas un bienfait plus grand que la circoncision ? Ce que vous vous permettez, pourquoi me l’interdire ? Sachez être équitables.
On ne voit pas que les Juifs aient rien trouvé à répondre. Ce qui suit nous montre combien était variée la composition de l’auditoire. Il s’y trouvait des pharisiens, adversaires acharnés ; des Galiléens, naïfs et ignorant le dessein des chefs de la Synagogue ; des gens de Jérusalem, qui soupçonnaient le complot, sans y être gagnés eux-mêmes : ce sont ces derniers qui s’étonnent de voir le Seigneur libre au milieu de ses ennemis. « N’est-ce pas, disent-ils, celui qu’on cherche à faire mourir ? » L’attitude des meneurs est pour eux inexplicable. Depuis un an et demi ils ont projeté la mort de Jésus ; ils ont la force ; ils ont l’opportunité, et Jésus semble se livrer lui-même. Il parle ouvertement dans le temple, et on ne lui dit rien ! Est-ce donc, se demande la foule, que les chefs ont reconnu, après mûr examen, qu’il est vraiment le Christ ?… Mais non, ajoutent d’autres, il ne peut être le Christ. Le Christ, lorsqu’il paraîtra, personne ne saura d’où il vient : il surgira soudain, et aura besoin qu’Élie vienne le désigner et lui rendre témoignage, puisqu’il se présentera sans père, sans mère, sans généalogie. Or, celui-ci, nous savons d’où il vient : nous le connaissons comme fils de Joseph et de Marie, et comme Galiléen.
Toujours soucieux de proclamer, en Jérusalem, sa mission et sa filiation divines, le Seigneur saisit cette occasion nouvelle. À haute voix, dans le temple, il relève ce qu’il y a de vrai, ce qu’il y a d’inexact et d’incomplet dans l’objection qui a surgi. Oui, dit-il, vous me connaissez, et vous savez d’où je suis. Vous n’ignorez pas mon origine terrestre et ma patrie. Mais c’est peu de chose. Il vous reste à apprendre que je suis un envoyé, et de qui je suis l’envoyé. Je ne suis pas venu de moi-même et sans mandat. Celui qui m’a envoyé est vrai, est vérité : il garantit la vérité de son messager ; il montre sans cesse que ma mission vient de lui. Avec lui on ne saurait contester ; mais vous ne le connaissez pas. Je le connais, moi, car je suis de lui, et c’est de lui que je tiens ma mission. — De telles assertions ne faisaient que réveiller le grief ancien et envenimé : « puisque, non content de violer le sabbat, il appelait encore Dieu son propre Père, se faisant égal à Dieu » (Io 5, 18). Aussi la haine des pharisiens s’en accroît-elle : eux aussi persévèrent dans leur pensée, ils veulent sur-le-champ s’emparer de Jésus ; et pourtant nul ne parvient à se saisir de lui, parce que l’heure fixée par Dieu n’était pas venue encore.
commentaire de Saint Augustin
Jésus parlait en public, et personne ne mettait la main sur lui. Il ne se faisait pas connaître, afin de nous servir d’exemple ; et si personne ne s’emparait de lui, c’était l’effet de sa puissance. Quand il enseignait, « les Juifs s’étonnaient ». A mon avis, tous s’étonnaient ; mais tous ne se convertissaient pas. D’où venait leur étonnement ? Le voici. Beaucoup savaient où il était né, comment il avait été élevé ; jamais ils ne l’avaient vu apprendre les Écritures ; pourtant, ils l’entendaient disserter sur la loi, citer à l’appui des passages de la loi, que personne ne pouvait citer sans les avoir lus, et que personne ne pouvait lire sans avoir appris la lecture. Ils s’étonnaient donc. Leur étonnement fut, pour le divin Maître, l’occasion de leur insinuer des vérités plus hautes. Le Sauveur prit occasion de leur étonnement et de leurs paroles, pour leur adresser des paroles profondes et dignes d’être étudiées et discutées avec le soin le plus minutieux. C’est pourquoi je demande instamment à votre charité deux faveurs : l’une pour vous, c’est de nous écouter ; l’autre pour nous, c’est de nous aider de vos prières.
Que répond le Sauveur à ces hommes qui se demandaient avec étonnement comment il pouvait savoir lire sans avoir appris à le faire ? « Ma doctrine » , leur dit-il, « ne vient pas de moi, mais de Celui qui m’a envoyé ». Voici le premier mystère que je rencontre dans ces paroles, c’est que dans ce peu de mots sortis de la bouche de Jésus, il semble se trouver une contradiction ; car il ne dit pas : « Cette doctrine n’est pas la mienne » ; mais il dit : « Ma doctrine ne vient pas de moi ». Si cette doctrine ne vient pas de vous, comment est-elle la vôtre ? Et si elle est la vôtre, comment se fait-il qu’elle ne vienne pas de vous ? Vous dites pourtant l’un et l’autre : « C’est ma doctrine, elle ne vient pas de moi ». Si Jésus avait dit : Cette doctrine n’est pas la mienne, il n’y aurait aucune difficulté. Mais, mes frères, examinez d’abord la difficulté, puis attendez-en la solution raisonnée ; car celui qui ne comprend pas bien l’état de la question, est-il à même d’en bien saisir la solution ? Voici donc l’état de la question. Le Sauveur dit : « Ma doctrine ne vient pas de moi » ; ces mots : « Ma doctrine », semblent être en contradiction avec ces autres : « Ne vient pas de moi ». Rappelons-nous bien ce que l’écrivain sacré dit au commencement de son Évangile : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ». De là sort la solution de la difficulté. Quelle est la doctrine du Père, sinon son Verbe ? Le Christ est donc la doctrine du Père, s’il en est le Verbe ; mais parce que le Verbe est la propriété de quelqu’un, parce qu’il est impossible qu’il n’appartienne à personne, il s’est appelé lui-même sa doctrine, et il a dit qu’elle ne vient pas de lui ; car il est le Verbe du Père. Y a-t-il, en effet, quelque chose qui t’appartienne plus que toi-même ? Y a-t-il rien qui t’appartienne moins que toi-même, si tu tiens d’un autre ce que tu es ?
Le Verbe est donc Dieu ; il est aussi le Verbe, l’expression d’une doctrine stable, qui ne passe point et ne s’évanouit nullement avec des mots, mais qui demeure avec le Père. Puissent des paroles qui passent nous instruire de cette doctrine ! Puissions-nous en subir la bienfaisante influence ! Ces sons passagers ne frappent point nos oreilles pour nous appeler à des choses transitoires ; elles nous engagent à aimer Dieu. Toutes les paroles que je viens de vous adresser sont des mots : elles ont frappé et fait vibrer l’air, pour arriver jusqu’à vous par le sens de l’ouïe ; elles ont passé en faisant du bruit ; mais ce que je vous ai dit, par leur intermédiaire, ne doit point passer ; car celui que je vous ai recommandé d’aimer, ne passe pas ; et quand, excités par des sons d’un moment vous vous serez portés vers lui, vous ne passerez pas non plus, car vous serez unis d’une manière permanente à Celui qui demeure toujours. Dans un enseignement, ce qui est grand, élevé et éternel, c’est ce qui dure ; voilà où nous appelle tout ce qui passe dans le temps, pourvu qu’il s’y attache un sens vrai, et non une signification menteuse. Tout ce que nous donnons à entendre par les sons de notre voix a une signification distincte de ces sons matériels. Ainsi, les deux syllabes dont se compose le mot Dieu, Deus, ne sont pas Dieu ; nous ne rendons aucun culte à ces deux syllabes, nous ne les adorons pas ; ce n’est pas jusqu’à elles que nous désirons parvenir : on a fini de les entendre, pour ainsi dire, avant d’avoir commencé, et il n’y a place pour la seconde que quand la première est passée. Le son de voix par lequel nous disons : Dieu, ne dure pas, mais il y a, pour demeurer toujours, quelque chose de grand, c’est le Dieu dont on fait retentir le nom. Tel est le point de vue sous lequel vous devez envisager la doctrine du Christ ; ainsi parviendrez-vous jusqu’au Verbe de Dieu ; et quand vous y serez parvenus, rappelez-vous que «le Verbe était Dieu », et vous verrez que cette parole : « Ma doctrine », est vraie. Rappelez-vous aussi de qui le Christ est le Verbe, et vous comprendrez toute la justesse de cette autre parole : « Ne vient pas de moi ».
Prières
Oraison
Daignez faire, Seigneur, que les jeûnes que nous observons dans ce saint temps, nous aident à avancer dans la piété et nous procurent la continuelle assistance de votre miséricorde.
Oratio
Sacræ nobis, quæsumus, Dómine, observatiónis ieiúnia : et piæ conversationis augméntum, et tuæ propitiatiónis contínuum præstent auxílium. Per Dóminum.
Oraison
Ayez pitié de votre peuple, Seigneur, et dans votre miséricorde, donnez-lui quelque relâche, car c’est au milieu de continuelles tribulations qu’il poursuit ses efforts.
Oratio
Miserére, Dómine, pópulo tuo : et contínuis tribulatiónibus laborántem, propítius respiráre concéde. Per Dóminum.
Prière de Saint Thomas d’Aquin (1225-1274)
Créateur ineffable, qui des trésors de votre sagesse avez choisi les trois hiérarchies angéliques et les avez placées en un ordre admirable au-dessus du ciel empyrée ; vous qui avez disposé avec tant d’harmonie les parties de l’univers ; vous, dis-je, qu’on nomme à juste titre source de lumière et de sagesse, et principe suprême, daignez projeter sur les ténèbres de mon intelligence un rayon de votre clarté, chassant de moi les doubles ténèbres dans lesquelles je suis né, celle du péché et celle de l’ignorance. Vous qui rendez diserte la langue des enfants, formez ma langue et versez sur mes lèvres la grâce de votre bénédiction. Donnez-moi la pénétration pour comprendre, la capacité de retenir, la méthode et la facilité pour apprendre, la subtilité pour interpréter, une grâce abondante pour parler. Disposez le commencement de mon travail, dirigez-en le progrès et couronnez-en la fin, vous qui êtes vrai Dieu et vrai homme, et qui vivez et régnez dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Antienne
Ã. Quid me quǽritis interfícere, hóminem qui vera locútus sum vobis ?
Ã. Pourquoi cherchez-vous à me faire mourir, moi, l’homme qui vous ai dit la vérité ?