Dans la Passion du Sauveur, il y a, mes frères, trois réalités en particulier à considérer : l’œuvre, la manière, la cause. Dans l’œuvre, nous remarquons, la patience du Sauveur, dans la manière brille son humilité, dans la cause éclate sa charité.
Dans l’œuvre se trouve la patience
Pour sa patience , elle fut unique; car, pendant que les pécheurs frappaient sur lui comme des forgerons frappent sur l’enclume, étendaient si cruellement ses membres sur le bois de la croix qu’on pouvait compter tous ses os, entamaient de tous côtés ce vaillant rempart d’Israël, et perçaient ses pieds et ses mains de clous, il fut comme l’agneau que l’on conduit à la boucherie, et semblable à la brebis entre les mains de celui qui la dépouille de sa toison, il n’ouvrit pas la bouche, il ne laissa pas échapper une plainte contre son Père qui l’avait envoyé sur la terre, pas un mot amer contre le genre humain dont il allait, dans son innocence, acquitter les dettes, pas un reproche à l’adresse de ce peuple qui était son peuple, et qui le payait de tous ses bienfaits par de si grands supplices. Des gens sont frappés pour leurs fautes et supportent leur châtiment avec humilité, et on leur fait un mérite de leur patience. D’autres subissent des épreuves, non pas tant pour être purifiés qu’éprouvés et couronnés, et leur patience est tenue pour plus grande et plus exemplaire. Quelle ne sera donc pas à nos yeux, la patience de Jésus-Christ qui est mis, on ne peut plus cruellement, à mort comme un voleur dans son propre héritage, par ceux-mêmes qu’il était venu sauver, quoiqu’il fut exempt de tout péché tant actuel qu’originel, et même de tout germe de péché ? Car en lui, habite la plénitude de la divinité, non pas en figure, mais en réalité; en lui, Dieu le Père se réconcilie le monde; je ne dis pas figurativement mais substantiellement, et il est plein de grâce et de vérité, non point par coopération, mais personnellement, pour accomplir son œuvre. Isaïe a dit quelque part : « Son œuvre, est loin d’être son œuvre (Is 28, 21 ). » C’est-à-dire cette œuvre était bien son œuvre, parce que c’est celle que son Père lui a donnée à faire, et, en même temps, c’était une œuvre étrangère à un tel être que de subir de tels outrages. Voilà donc comment il nous est donné de remarquer sa patience dans l’œuvre de sa Passion.
Dans la manière se trouve l’humilité
Mais, si vous jetez les yeux sur la manière dont il souffrit la Passion, ce n’est pas seulement doux, c’est encore humble de cœur que vous le trouverez. On peut dire que le jugement qu’on a porté de lui dans son abaissement est nul (Act 8, 33), puisqu’il ne répondit rien à tant de calomnies et à tous les faux témoignages dirigés contre lui. « Nous l’avons vu, dit le Prophète, et il n’avait plus ni éclat ni beauté. (Is 53, 2). » Ce n’était plus le plus beau des enfants des hommes, mais c’était un opprobre; une sorte de lépreux, le dernier des hommes, un homme de douleur, un homme touché de la main de Dieu et humilié aux yeux de tous; en sorte qu’il avait perdu toute apparence et toute beauté. Ô homme, en même temps, le dernier et le premier des hommes ! Le plus abaissé et le plus sublime ! L’opprobre des hommes et la gloire des anges ! Il n’y a personne de plus grand que lui, et personne non plus de plus abaissé. En un mot, couvert de crachats, abreuvé d’outrages, et condamné à la plus honteuse des morts, il est mis au rang des scélérats eux-mêmes. Une humilité qui atteint de pareilles proportions, ou plutôt, qui dépasse ainsi toutes proportions ne méritera-t-elle rien ? Si sa patience fut unique, son humilité fut admirable, et l’une et l’autre furent sans exemple.
Dans la cause se trouve la charité
Mais l’une et l’autre se trouvent admirablement complétées par la charité, qui fut la cause de sa passion. En effet, c’est parce que Dieu nous a aimés à l’excès que, pour nous racheter de notre esclavage, le Père n’a point épargné le Fils, et le Fils ne s’est point épargné lui-même. Oui, il nous a aimés à l’excès, puisque son amour a excédé toute mesure, dépassé toute mesure, et a été plus grand que tout. « Personne, a-t-il dit lui-même, personne ne peut avoir un amour plus grand que celui qui va jusqu’à lui faire donner sa vie pour ses amis (Io 15, 13), » et pourtant, Seigneur, vous en avez eu un plus grand encore, puisque vous êtes mort même pour vos ennemis. En effet, nous étions encore vos ennemis, lorsque, par votre mort, vous nous avez réconciliés avec vous et avec votre Père. Quel amour donc fut, est, ou sera jamais comparable à celui-là? C’est à peine s’il se trouve des hommes qui consentent à mourir pour un innocent, et vous, Seigneur, c’est pour des coupables que vous endurez la Passion, c’est pour nos péchés que vous mourez, c’est sans aucun mérite de leur part que vous venez justifier les pécheurs, prendre des esclaves pour frères, vous donner des captifs pour cohéritiers et appeler des exilés à monter sur des trônes. Évidemment, ce qui ajoute encore un lustre unique à son humilité et à sa patience, c’est que, non content de livrer son âme à la mort et de se charger des péchés des hommes, il va de plus jusqu’à prier pour les violateurs de sa loi, de peur qu’ils ne périssent. Voici une parole de foi, tout-à-fait digne d’être accueillie : il n’a été offert en sacrifice que parce qu’il l’a bien voulu! Ce n’est pas assez de dire : il a consenti à être immolé, mais il n’a été immolé que parce qu’il a voulu l’être; car nul ne pouvait lui enlever la vie malgré lui, aussi nul ne l’a lui a-t-il ôtée; ainsi, il l’a offerte de lui-même. À peine eut-il goûté au vinaigre qu’il s’écria : « Tout est consommé » (Io 19, 30). En effet, il ne restait plus rien à accomplir, n’attendez donc plus rien de lui à présent. « Et alors ayant penché la tête, » celui qui s’est fait obéissant jusqu’à la mort, « rendit l’esprit. » Quel homme s’endort ainsi à son gré, dans les bras de la mort? Assurément la mort est la plus grande défaillance de la nature, mais mourir ainsi c’est le comble même de la force, c’est que ce qui semble une défaillance en Dieu, est encore plus fort que ce qui parait le comble de la force dans les hommes (1 Cor 1, 25). Un homme peut porter la folie jusqu’à porter sur lui-même une main criminelle. Mais ce n’est pas là déposer la vie comme un vêtement, c’est se l’arracher avec précipitation et violence bien plutôt que la quitter par volonté. Déposer ainsi la vie, comme tu as eu le triste pouvoir de le faire, ô impie Judas, c’est moins la déposer que se pendre; ce n’est point la tirer soi-même du fond de ses entrailles, c’est l’arracher avec un lacet, enfin ce n’est point rendre, mais c’est perdre la vie. Il n’y a que celui qui a pu, par sa propre vertu, revenir à la vie, qui a pu aussi la quitter parce qu’il l’a voulu. Seul il a eu le pouvoir de la déposer et de la reprendre ensuite, comme on dépose et comme on reprend un vêtement, parce que seul il a le pouvoir de la vie et de la mort.
Triple vertu contre triple péché
Dignes donc une charité si inestimable, une humilité si admirable, une patience si invincible! Oui, une hostie aussi sainte, aussi immaculée, aussi agréable était digne d’être agréée. Oui, l’agneau qui a été immolé est digne vraiment de recevoir la puissance (Apc 5, 12), de faire ce pourquoi il est venu, d’ôter les péchés du monde, contre ce triple péché qui a établi son règne sur la terre : concupiscence de la chair, concupiscence des yeux et orgueil de la vie. En effet, comment le souvenir de sa patience n’éloignerait-il point de notre âme la volupté? Comment celui de son humilité n’écraserait-il point tout sentiment d’orgueil? Quant à la charité, elle est telle que la pensée seule en accapare notre esprit, et s’empare si complètement de notre âme, qu’elle en éloigne, d’un souffle, toute pensée de curiosité. Oui, contre ces vices puissante est la Passion du Sauveur.
Prières
Oraison
Faites, nous vous en prions, Dieu tout-puissant, que sans cesse affligés par nos excès, nous soyons libérés par la Passion de votre Fils.
Oratio
Præsta, quæsumus, omnípotens Deus : ut, qui nostris excéssibus incessánter afflígimur, per unigéniti Fílii tui passiónem liberémur : Qui tecum vivit.
Oraison
Jetez les yeux, Seigneur, sur votre famille que voici, pour laquelle notre Seigneur Jésus-Christ n’a pas hésité à se livrer aux mains des méchants et à subir la torture de la croix.
Oratio
Réspice, quæsumus, Dómine, super hanc famíliam tuam, pro qua Dóminus noster Iesus Christus non dubitávit mánibus tradi nocéntium, et Crucis subíre torméntum : Qui tecum vivit et regnat in unitáte Spíritus Sancti Deus : per ómnia sæcula sæculórum.
Prière de Saint Bernard (1090-1153)
Loin de moi la pensée de me glorifier ailleurs que dans la croix de mon Seigneur Jésus-Christ (Ga 6, 14). La croix est votre gloire, la croix est votre souveraineté. Voici votre souveraineté sur vos épaules (Is 9, 5). Ceux qui portent votre croix, portent votre gloire. C’est pourquoi la croix, qui fait peur aux infidèles, est pour les fidèles plus belle que tous les arbres du paradis.
Le Christ a-t-il craint la croix ? Et Pierre ? Et André ? Au contraire, ils l’ont désirée. Le Christ s’est avancé vers elle « comme un champion joyeux de prendre sa course » (Ps 18, 6) : « j’ai désiré d’un grand désir manger cette Pâque avec vous avant de mourir » (Lc 22, 15). Il a mangé la Pâque en souffrant sa Passion, lorsqu’il est passé de ce monde à son Père. Sur la croix il a mangé et il a bu, il s’est enivré et s’est endormi. Qui pourrait désormais craindre la croix ?
Je peux, Seigneur, faire le tour du ciel et de la terre, de la mer et des plaines, jamais je ne vous trouverai sinon sur la croix. Là vous dormez, là vous paissez le troupeau, là vous reposez à l’heure de midi (Ct 1, 7). Sur cette croix celui qui est uni à son Seigneur chante avec douceur : « Vous, Seigneur, bouclier qui m’entourez, ma gloire, vous me relevez la tête » (Ps 3, 4). Personne ne vous cherche, personne ne vous trouve, sinon sur la croix. Croix de gloire, enracine-toi en moi, pour que je sois trouvé en toi. Ainsi soit-il.
Antiennes
Ã. Ipsi vero in vanum quæsiérunt ánimam meam, introíbunt in inferióra terræ.
Ã. Mais eux, c’est en vain qu’ils en ont voulu à ma vie ; ils entreront dans les profondeurs de la terre.
Antienne grégorienne “Ipsi vero”
Ã. Ancílla dixit Petro : Vere tu ex illis es : nam et loquéla tua maniféstum te facit.
Ã. Une servante dit à Pierre : Certainement, toi aussi, tu es de ces gens-là : car ton accent te trahit.