Introduction
Par un décret daté du 16 novembre 1955, la Sacrée Congrégation des Rites, avec l’approbation du Pape Pie XII, a imposé à ceux qui suivent la liturgie romaine un nouvel Ordo pour la célébration des Offices de la Semaine Sainte [1]. Parmi les modifications opérées dans l’Office du Vendredi-Saint, la prière « pro Judæis » est traitée de la même manière que les autres « grandes oraisons » : après un appel à la prière ou monition, le célébrant dit Orémus suivi du Flectámus génua, d’une courte prière à genoux, et du Leváte, avant le chant de l’oraison proprement dite. Le texte lui-même de la monition et de l’oraison ne subit aucun changement, et conserve ainsi les expressions « perfídis Judǽis » et « judáica perfídia » [2] , expressions qui seront supprimées dans le Missel de 1962 [3].
Ce simple ajout de la génuflexion est régulièrement décrié par les détracteurs de cet Ordo de 1955 pour ces motifs qu’elle n’est pas “traditionnelle”, et qu’on ne doit pas s’agenouiller quand il est question des juifs, parce qu’ils se seraient agenouillés devant Notre-Seigneur Jésus-Christ pour se moquer de lui, lors de la Passion. Au 13ème siècle, le célèbre liturgiste Guillaume Durand, évêque de Mende, justifiait déjà de cette manière le traitement différent de l’oraison « pro Judæis » :
L’Église, en priant pour ces diverses fractions d’individus, fléchit les genoux dans ses oraisons, pour montrer la dévotion et l’humilité de l’esprit par cette situation du corps ou par l’extérieur du corps, insinuant aussi par là qu’au nom de Jésus tout genou doit fléchir, parce que toutes les nations se prosternent genoux en terre devant lui, excepté toutefois quand elle prie pour les Juifs qui, en se moquant du Seigneur, fléchissaient le genou et disaient : « Devine, Christ, qui t’a frappé. » C’est pourquoi, par horreur pour leurs moqueries, l’Église prie pour eux sans fléchir les genoux, pour éviter leur respect feint et dérisoire.
Un bref regard sur la symbolique et sur l’histoire mettra en lumière la faiblesse de cette critique, et permettra d’établir le critère supérieur du pouvoir de la hiérarchie ecclésiastique sur la liturgie.
[1] Acta Apostolicæ Sedis, vol. 47, Vatican, 1955, pp. 838-841.
[2] Ces expressions sont souvent mal traduites en « juifs perfides » et « perfidie judaïque ». Or le sens de l’adjectif “perfidis” et du substantif “perfidia”, est fondé, en latin chrétien, sur le sens proprement ecclésiastique du mot “fides”, la Foi. Il faudrait traduire ces expressions en « juifs incrédules » et « incrédulité du judaïsme », dans le sens théologique : les juifs qui ne croient pas en Notre-Seigneur Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme. Il n’y a donc jamais eu de connotation antisémite dans ces expressions, et il serait bon que les traductions de ces prières en langue vernaculaire respectent le sens précis du latin chrétien. Voir : Albert BLAISE, Le vocabulaire latin des principaux thèmes liturgiques, Turnhout, Brepols, 1966, p. 81 ; et, Albert BLAISE, Dictionnaire Latin-Francais des auteurs chrétiens, Turnhout, Brepols, 1954, p. 611.
[3] La modification de la monition et de l’oraison avait déjà été demandée au Saint-Siège en janvier 1928 par l’association pieuse « les Amis d’Israël », présidée par le le R. P. Abbé Benedetto Gariador, supérieur des Bénédictins de Subiaco. Cette demande fut rejetée, et amena la suppression de cette association par décret du Saint-Office, daté du 25 mars 1928 (dans Acta Apostolicæ Sedis, vol. 20, Vatican, 1928, pp. 103-104). Nonobstant cette condamnation, le décret rappelle : qu’il est louable d’exhorter les fidèles à prier et à agir pour la conversion des juifs, que le Saint-Siège les a toujours protégés des injustes persécutions, qu’il condamne la haine entre les peuples, et spécialement l’antisémitisme. La position de l’Église catholique est ici clairement définie : ni antisémitisme, ni philojudaïsme (comme prôné par Vatican 2, dans la déclaration Nostra ætate, du 28 octobre 1965, §4).
[3] Guillaume DURAND, Rational ou manuel des divins offices, T. 4, trad. par Charles BARTHELEMY, Paris, Louis Vivès, 1854, Livre 6, ch. 77, §13, p. 117.
Le symbolisme de l’agenouillement
Tout d’abord, il faut rappeler que cette oraison est adressée à Dieu le Père, comme la grande majorité des oraisons liturgiques. De soi, l’intention est de s’agenouiller devant Dieu le Père [5], non pas devant le Fils : il n’y a qu’un seul et même Dieu mais les trois Personnes divines sont réellement distinctes. Par conséquent, relier cet agenouillement à celui des juifs devant le Christ constitue déjà une symbolique imparfaite.
En outre, les juifs ne se sont pas moqués du Christ en pliant le genou devant lui. Après un simulacre de jugement, la cour des Grands-Prêtres Anne et Caïphe humilie Notre-Seigneur, et se moque de lui, comme nous le rappellent les trois évangiles synoptiques :
Alors ils lui crachèrent au visage et le frappèrent avec le poing ; d’autres le souffletèrent, en disant : « Prophétise-nous, Christ ! Quel est celui qui t’a frappé ? » (Mt 26, 67-68)
Et quelques-uns se mirent à cracher sur lui, et, lui voilant le visage, ils le frappaient du poing, en lui disant : « Prophétise ! » ; et les valets lui administraient des soufflets. (Mc 14, 65)
Et ceux qui tenaient Jésus se moquaient de lui et le frappaient. Et lui ayant voilé (le visage), ils l’interrogeaient, disant : « Prophétise ! Quel est celui qui t’a frappé ? » Et ils proféraient contre lui beaucoup d’autres injures. (Lc 22, 63-65)
À aucun moment il n’est dit que les juifs se moquaient en fléchissant le genou. Par contre, les soldats romains, à l’occasion de la flagellation se moquent de Notre-Seigneur qui proclame sa royauté, en lui mettant un habit de pourpre, un roseau pour sceptre, des épines pour couronne, et en fléchissant le genou devant lui, tout en le frappant :
Alors les soldats du gouverneur prirent Jésus avec eux dans le prétoire, et ils assemblèrent autour de lui toute la cohorte. L’ayant dévêtu, ils jetèrent sur lui un manteau écarlate. Ils tressèrent une couronne avec des épines, qu’ils posèrent sur sa tête, avec un roseau dans sa main droite ; et, fléchissant le genou devant lui, ils lui disaient par dérision : « Salut, roi des Juifs ! » Ils lui crachaient aussi dessus et, prenant le roseau, ils en frappaient sa tête. (Mt 27, 27-30 ; cf. Mc 15, 16-19)
La référence évangélique invoquée par Guillaume Durand est donc utilisée à tort pour justifier la non-génuflexion, puisque les juifs ne se sont pas agenouillés devant Notre-Seigneur. Ce geste aurait d’ailleurs été complètement incongru de la part de ceux qui déchirent leurs vêtements lorsque Jésus proclame sa divinité, en l’accusant de blasphème (Mt 26, 65 ; Mc 14, 63). En outre, cette logique de symbolique devrait, au contraire, nous faire plier les genoux, afin de témoigner de la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, que les juifs n’ont pas voulu reconnaître !
[5] Certains sacramentaires invitent à dire secrètement, lorsqu’on était à genoux, les paroles de l’épître aux Éphésiens (Eph 3, 14-15) : « Je fléchis les genoux devant le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, duquel tire son nom toute paternité dans les cieux et sur la terre. »
La “tradition” liturgique
Si la coutume de la non-génuflexion est établie dès l’époque médiévale, et reprise dans le Missel romain publié par ordre de Saint Pie V en 1570, nous venons de voir que la justification de cette pratique est mal-aisée, et correspond à une symbolique non-fondée sur les faits évangéliques.
La raison de cette anomalie s’explique par le fait que, selon la pratique la plus ancienne, la prière « pro Judæis » n’était pas traitée différemment des autres oraisons, et comprenait la génuflexion, comme le fait remarquer Dom Edmond Martène [6].
Par exemple [7], le sacramentaire gélasien, conservé au Vatican, et daté du 8ème siècle, après la première monition pour l’Église (folio 64r), porte l’indication : « Le diacre annonce : “Fléchissons les genoux” ; puis il dit : “Levez-vous”. » Et cette rubrique se répète pour les autres oraisons, même quand vient la prière pour les juifs (folio 65v) : « Le diacre fait la même annonce que plus haut. » [8]
De même, l’Ordo Romanus XXIII, conservé dans le manuscrit 126 d’Einsiedeln [9], dit ceci :
Le Seigneur Apostolique (le Pape) dit l’oraison (= monition) « Prions pour la Sainte Église de Dieu », et l’archidiacre dit « Fléchissons les genoux », et après cela, il dit « Levez-vous », et on dit toutes les autres [oraisons] dans leur ordre.
Il n’est donc fait aucune mention d’un traitement spécial pour la prière « pro Judæis ».
De son côté, le sacramentaire de Ratold [10], daté du 10ème siècle, ne cite le Flectámus génua qu’à la première oraison (folio 121v), et ne fait pas mention d’une différence lors de la prière pour les juifs (folio 122v), mais, dans la marge, est ajoutée la phrase suivante :
Ici, notre [clergé] ne doit en aucune manière incliner son corps à cause de l’hostilité et de la rage du peuple.
Il semble donc que le premier motif de ce changement fut la pression du peuple qui devait peu apprécier les juifs. Puis l’usage fut justifié par une raison symbolique. Le changement de pratique se propagea peu à peu, d’église en église, à partir du 9ème siècle.
Ces éléments historiques nous montrent que la “tradition” universelle jusqu’au 8ème siècle est de fléchir les genoux lors de la prière pour les juifs comme lors des autres grandes oraisons. Dans le cours du 9ème siècle, sous la pression populaire, la pratique traditionnelle est remplacée par une nouvelle coutume, celle de ne pas s’agenouiller à l’occasion de cette prière. Cette nouvelle pratique est très tôt justifiée d’une manière symbolique. Enfin, le Missel romain édité en 1570 par Saint Pie V va confirmer cette rubrique jusqu’à la réforme de 1955.
Ainsi, l’antique coutume de l’agenouillement avait été délaissée parce que ceux qui avaient pouvoir sur la liturgie avaient permis l’installation d’une coutume contraire. Le changement était légitime parce que validé par l’Autorité ecclésiastique légitime. Par conséquent, cette même Autorité pouvait très bien rétablir l’ancienne pratique, et l’imposer comme loi liturgique.
[6] Dom Edmond MARTENE O. S. B., De antiquis Ecclesiæ ritibus, T. 3, Venise, 1783, p. 118 : « in quibusdam tamen vetustioribus sacramentariis ad orationem quæ pro eorum fit conversione perinde atque ad alias præmittitur Flectamus genua. »
[7] Pour une démonstration complète et documentée, voir l’article de Louis CANET, La prière «Pro Judaeis» de la liturgie catholique romaine, dans Revue des études juives, tome 61, n°122, avril-juin 1911, pp. 213-221.
[8] Le manuscrit se trouve ici.
[9] Manuscrit 126 d’Einsiedeln. Voir également l’Ordo Romanus du manuscrit Latin 974 de la Bibliothèque nationale de France, au folio 114, qui ne fait que mentionner les oraisons solennelles sans plus de précision.
[10] Bibliothèque nationale de France, manuscrit latin 12052.
Conclusion : devant les insuffisances du symbolisme et de la “tradition” liturgiques, il faut recourir à l’Autorité de l’Église
En 1570, le Missel romain entérine la non-génuflexion dans la prière pour les juifs le Vendredi-Saint, et, dans le même temps, impose la séquence Víctimæ pascháli laudes pour le jour de Pâques et pendant son octave, mais avec une importante modification. En effet, l’avant-dernière strophe traditionnellement présente [11] est supprimée :
Credéndum est magis soli Maríae veráci, quam Judæórum turbæ falláci.
Il est préférable de croire le seul témoignage de Marie, véridique, que celui de la foule des juifs, menteurs.
Cette suppression d’une strophe qui fait partie de la composition originelle n’a donc rien de “traditionnel”, c’est une innovation introduite par le Pape Saint Pie V qui jugea que cette strophe aurait pu encourager un certain ressentiment contre les juifs.
Des éléments précédents, nous devons conclure que les arguments symboliques ou “de tradition” sont insuffisants en eux-mêmes pour justifier ou invalider une pratique liturgique. La liturgie a beaucoup évolué au cours des siècles tout en gardant sa substance, le Pape Pie XII l’explique ici :
De tout temps, la hiérarchie ecclésiastique a usé de ce droit sur les choses de la liturgie ; elle a organisé et réglé le culte divin, rehaussant son éclat de dignité et de splendeurs nouvelles, pour la gloire de Dieu et le profit spirituel des chrétiens. Et, de plus, elle n’a pas hésité – tout en sauvegardant l’intégrité substantielle du sacrifice eucharistique et des sacrements – à modifier ce qu’elle jugeait n’être pas parfaitement convenable et à ajouter ce qui lui paraissait plus apte à accroître l’honneur rendu à Jésus-Christ et à l’auguste Trinité, et à instruire et stimuler le peuple chrétien de façon plus bienfaisante. [12]
Le changement approuvé par Pie XII avec le retour de la génuflexion lors de la prière « pro Judæis » du Vendredi-Saint, selon la pratique ancienne, n’a pas moins de fondement que la suppression de la strophe “Credéndum est” par Saint Pie V, ou la refonte totale du Bréviaire romain par Saint Pie X [13]. Ce fondement, c’est la solidité du Siège de Pierre, divinement assisté, et auquel nous devons obéir en matière de liturgie particulièrement :
Puisque la liturgie sacrée est accomplie au premier chef par les prêtres au nom de l’Église, son ordonnancement, sa réglementation et sa forme ne peuvent pas ne pas dépendre de l’Autorité de l’Église. [14]
Quant à cette fameuse prière du Vendredi-Saint pour la conversion des juifs, elle est tout aussi importante que les autres grandes oraisons, et mérite la même solennité et la même ferveur, voire plus encore de ferveur, selon les mots de Saint Augustin [15]:
Comment Étienne a-t-il prié pour les Juifs, pour ceux qui le lapident, pour ces âmes sanguinaires, pour ces cœurs cruels ? Il se met à genoux. Une si grande humilité de la part d’Étienne nous fait voir la grandeur du crime de ce peuple. En priant pour lui, il est resté debout ; il se met à genoux en priant pour eux. Est- ce donc qu’il les aime plus que lui ? Non, gardons-nous de le croire. Il aimait ses ennemis ; mais en parlant du prochain Notre-Seigneur nous dit : « Vous aimerez votre prochain comme vous-même. » (Mt 22, 39) Pourquoi donc se met-il à genoux ? Parce qu’il savait qu’il priait pour des scélérats, et qu’il serait d’autant moins facilement exaucé qu’ils étaient plus coupables.
[11] Voir le manuscrit de Cambrai (11ème s.), Bibliothèque municipale, 0075 (0076), folio 127v; ou peu avant 1570, dans ce Missel édité en 1543.
[12] Encyclique Mediator Dei, du 20 novembre 1947, dans Les enseignement pontificaux, La Liturgie, présentation et tables par les moines de Solesmes, Tournai, Desclées & Cie, 1961, p. 344, §539.
[13] Constitution apostolique Divino afflatu, du 1er novembre 1911.
[14] Encyclique Mediator Dei, du 20 novembre 1947, dans Les enseignement pontificaux, La Liturgie, op. cit., p. 341, §536.
[15] Saint Augustin, Sermon 319, ch. 4, dans Œuvres complètes, Paris, Louis Vivès, 1873, vol. 19, p. 60.